Le doute


[Extrait de la revue "Message du Vedanta"]

Le doute fait partie des sujets du Nyaya. (Le Nyaya est l'un des 6 darsanas, ouvrages principaux qui constituent la base écrite de l'enseignement traditionnel du Vedanta.)

Le terme "doute" est employé de deux manières :
- pour exprimer un sentiment de doute authentique et positif suivi d'une recherche dynamique et positive en vue d'enrayer l'incertitude concernant le sujet dont il est question ,
- pour cacher l'absence d'intérêt pour l'enseignement spirituel et la connaissance juste qui contrarient le pseudo confort moral basé sur l'illusion relative à la réalité de la Conscience. Ainsi on entend souvent des phrases telles que : "Je doute de l'existence de Dieu, je suis athée", ou bien, "Si Dieu existait, ce problême n'existerait pas", ou encore "Je doute de tout" alors qu'en réalité les personnes qui s'expriment ainsi ne veulent pas prendre leur responsabilité en vue d'approfondir quelque chose qu'elles préfèrent mettre sur le compte du doute.
Que l'on soit athée ou non, ces positions ne sont pas sérieuses, car ceux qui les expriment, en proie au doute, ne sont sûrs de rien, ni de l'existence, ni de la non existence de Dieu ou de ce qu'ils nomment "le tout". Par contre, un matérialiste convaincu, qui se veut rationaliste, est mieux placé ; au moins, il a une certitude apparente, celle de son illusion concernant son identité : "Je suis le corps, le mental..." En fait, un chercheur de vérité, non averti, peut être victime de confusions préjudiciables. En effet, il est difficile d'avouer certains de nos états provenant de connaissances limitées ou d'inférences trompeuses, et nous cherchons parfois à ennoblir nos faiblesses en affirmant des pseudo certitudes qui masquent notre manque de clarté de conscience. C'est pour cette raison que le Nyaya précise ce qu'est le doute en lui-même et quel est le processus psychologique produisant un doute.

Comment identifie-t-on le véritable doute? Le doute est en rapport avec un objet de connaissance. Sans la perception ou la connaissance préalable d'un objet, d'une réalité, un doute ne peut pas se produire. Le doute ne peut pas se produire à partir de rien. On a d'abord la perception de quelque chose ; ensuite un doute peut survenir si cette chose n'est pas reconnue avec ses caractéristiques propres, si elle est perçue vaguement sous l'aspect d'attributs de plusieurs objets différents. Dans un tel cas, pour celui qui aime la certitude, le doute est une source de malaise.
Schématiquement, le doute se rapporte aux objets de notre perception : on n'arrive pas à identifier quelque chose qu'on perçoit. L'objet perçu peut être telle chose ou telle autre. L'analyse va nous montrer comment on se trouve dans cette
situation. Prenons l'exemple du Nyaya. Dans la pénombre, un individu perçoit une chose qu'il ne voit pas clairement. Il s'interroge : "Est-ce un homme ou un pilier ?". Il doute, car il ne parvient à classer ce qu'il perçoit dans aucune catégorie. En fait, ce qu'il perçoit représente vaguement certaines caractéristiques d'une colonne : la forme oblongue, la verticalité, caractéristiques communes à deux phénomènes perceptibles bien distincts : un homme, un pilier. Ces caractéristiques communes sont la cause du doute. Ceci est un exemple de doute relatif aux objets de perception. Mais le doute n'est pas défini dans le Nyaya uniquement dans son rapport à la vie quotidienne, il l'est aussi et surtout, par rapport à la vie spirituelle relative à la réalité suprême de la Conscience.
Nos perceptions sont à la base de nos conclusions : telle ou telle chose existe ou n'existe pas. Une perception n'est pas toujours une certitude de la réalité de l'objet perçu, car dans une certaine condition on peut croire qu'on a aperçu un objet alors que ce dernier n'existe pas : la perception de l'eau dans le désert, par exemple. La non perception n'est pas non plus la certitude de l'inexistence d'un objet ; l'objet n'est pas toujours à la portée de la perception de l'individu. Parfois on ne perçoit pas certains insectes sur la surface de la terre, mais on ne peut pas conclure pour autant à leur inexistence, car ils se trouvent sous terre.
Nous avons la responsabilité de vérifier si notre perception correspond à la réalité ou non. Ainsi, le doute lui-même doit être expliqué en premier lieu pour ne pas être confondu avec d'autres sentiments ou conceptions des choses : l'erreur, l'illusion…
Par définition, "Le doute est la connaissance d'un objet qui intègre les caractéristiques générales de plusieurs objets, sans déterminer le caractère spécifique d'aucun". C'est le doute par excellence. Nous verrons que d'autres fluctuations mentales - l'erreur, l'illusion...-, ne représentent pas vraiment le doute.

C'est une sorte de doute bénéfique, concernant la nature réelle du Soi, qui déclenche l'intérêt pour la vie spirituelle. Notre ego, la notion de Je, comporte, elle aussi, deux caractéristiques vagues se rapportant à deux entités bien distinctes. Notre ego a un aspect matériel caractérisé pas son changement perpétuel. Il a aussi un aspect non matériel si l'on tient compte de sa notion d'être pur, immuable, qui est le substratum non affecté de tout changement À cause des souffrances non maîtrisées, l'individu désespéré mais déterminé de s'en sortir en se questionnant sur la vérité de soi-même, finit par se demander un jour si son ego représente son identité absolue. Pour cette personne, le doute sur son identité matérielle constitue le début de son investigation sur la Conscience, donc le début de sa vie spirituelle.
On est tranquille dans deux situations :
- Soit on est totalement dans l'illusion et on n'imagine pas autre chose, car l'illusion nous apparaît comme vraie pour le moment du fait que l'illusion a aussi un caractère de certitude,
- Ou bien on est parfaitement lucide, tout est clair après avoir fait une investigation, une méditation ; on n'a pas d'inquiétude. Ce sont deux cas tout à fait opposés. Entre ces deux se trouve le doute. Nous pouvons douter de nous-mêmes, de notre nature, de notre ego. C'est ce doute qui est bénéfique et qui déclenche la motivation pour approfondir la réalité de notre Soi, voilé par notre ego de caractère matériel et reconnu faussement en tant que notre véritable identité.
La perception d'une entité se fait sous deux aspects. Par exemple, la perception d'une rose se traduit par: "Ceci est une rose". On ne dit jamais "Rose" tout court. On a "ceci" qui est à la base de la perception, plus quelques attributs qui caractérisent l'objet perçu. Il s'agit d'une perception comprenant un substratum, une base en association avec des attributs. Lorsqu'on perçoit une chose précise on sait en même temps ce qu'elle n'est pas. Quand on identifie une rose, on ne la prend pas pour une tulipe…
Ce phénomène est tellement subtil qu'on n'y prête même pas attention, car il est intégré dans notre processus de perception. C'est lorsqu'on est persuadé d'être sûr de sa perception qu'on va faire des efforts, un mouvement..., pour prendre l'objet ou le repousser. Cette perception n'est pas douteuse, ni erronnée, ni illusoire. C'est une perception véridique. Quand on s'approche de l'objet perceptible on vérifie bien qu'il s'agit de tel objet et non pas d'un autre, d'une rose par exemple et non pas d'une tulipe.
Mais il y a des moments où l'on perçoit plusieurs attributs sur la même chose, le substratum étant unique. Ceci est la base du doute. L'exemple du Nyaya est celui d'un pilier, dans un jardin obscur, dont on ne sait pas s'il s'agit d'un homme. Dans ce cas, on voit les attributs généraux de deux choses : de l'homme et du pilier. Des obstacles s'opposent à la perception juste, à savoir l'obscurité, la distance etc. Les attributs perçus vaguement ne sont pas spécifiques, car ils s'élimineraient réciproquement. Si on voyait précisément une tête avec des cheveux ou du marbre avec ses veines, les premiers excluraient les autres qui sont caractéristiques du pilier et vice versa. Ce serait, là, une perception juste, car il n'y aurait plus de confusion possible.

Un détail : le fait de voir plusieurs attributs ne constitue pas forcément un doute dans la mesure où il y a plusieurs substratums. Par exemple, dans un panier se trouvent plusieurs fruits : des pommes, des poires, des bananes etc. Il y a de nombreux attributs, mais il y a aussi plusieurs substratums en même temps. Il n'y a pas d'équivoque possible. Le doute consiste à avoir plusieurs attributs pour un seul substratum. Ce qui est le cas dans l'exemple cité plus haut ou il y a une seule chose, un seul substratum et plusieurs attributs superposés à ce même substratum, les attributs communs à un homme et à un pilier.
Le doute se produit dans certaines conditions, car les perceptions ne le provoquent pas à chaque fois si le contexte est correct. Dans le cas de notre exemple, si celui qui doute s'approche et regarde avec attention et suffisamment de lumière, il voit bien qu'il s'agit d'un homme et non pas d'un pilier.
Nous avons vu que les attributs ou aspects spécifiques sont nécessaires dans les conditions ordinaires et, ceci, pour le bon fonctionnement de notre psychisme.
Le monde objectif et le monde subjectif sont tous deux dans la même situation. Ils sont perçus sous deux formes. C'est dans la même situation que se trouve notre ego, la notion de Je. En ce qui concerne le soi de l'individu, la notion d'exister, "Je suis", est générale, puisqu'elle est la base de tous les états de l'individu et qu'on peut la voir sous deux formes : en tant que chose matérielle, relative et éphémère ou en tant que réalité non matérielle, éternelle et absolue. C'est ainsi que beaucoup de personnes, à défaut de pouvoir distinguer ces deux aspects, ont des doutes sur leur réalité suprême. D'autres, spirituellement éclairées, ne font pas de confusion entre le Soi réel et l'ego.
La notion de soi, "Je suis", est générale. Elle est présente dans tous les états de l'individu, qu'il soit heureux, malheureux, dépressif, incertain... Elle nous paraît matérielle parce qu'elle manifeste un aspect changeant. Il ne faut pas oublier la définition d'une chose matérielle : c'est ce qui change et subit des états différents. C'est le cas de l'état de joie, de souffrance, de jeunesse, de vieillesse…
C'est la position des matérialistes qui, à l'époque du Nyaya comme à notre époque, attribuent les attributs de l'ego au Soi authentique, classent la notion de Je réelle, la Conscience, dans la catégorie des choses matérielles. Pour eux, tout est matériel, y compris le Soi, la Conscience, car cette dernière présente une apparence de toutes les choses classées ainsi. Malgré tout, on perçoit aussi un état de nous-mêmes qui ne change pas à travers tous les changements, c'est la notion de soi pure. Cela est très subtil, mais on peut s'en rendre compte après mûre réflexion. C'est alors qu'on peut avoir un doute positif concernant le Soi : est-ce une entité matérielle ou non ? C'est à ce moment-là qu'une vraie investigation sur la réalité de Soi, en vue de la Paix et de la Joie, peut s'instaurer.


 

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