Dévoilement
Initiation au non-dualisme.
Synthèse de quelques notions significatives exposées par Ādi Śaṅkarācārya.
La transmission directe que j’ai reçue de Swami Shraddhananda Giri, expert en particulier dans les domaines du Nyaya, du Samkhya et de l'Advaita Védanta, me confère la confiance nécessaire pour mettre en avant les aspects principaux de l’enseignement de Shankara. Cependant, en raison de l'ampleur et de la complexité de son œuvre majeure, ainsi que des défis que pose la traduction du sanskrit à l'anglais puis de l'anglais au français, le texte qui suit ne peut être qu'une esquisse de cet enseignement.
Comme l'explique Shraddhananda Giri, "Les Sages hindous ont trouvé légitime d'analyser notre vie sur terre, de connaître la constitution de l'être humain incarné, de comprendre la raison de la vie empirique ainsi que son but réel.
L'analyse de chaque expérience que nous faisons dans le monde empirique - joie, souffrance... - peut nous conduire à la découverte de notre essence, car cette essence, la Conscience Pure, se manifeste à travers tous nos sentiments ou tous nos états mentaux. Cet approfondissement nous conduit à découvrir derrière toutes les manifestations empiriques l'existence de deux réalités fondamentales :
- l'une, le principe matériel fluctuant, impermanent, désigné sous le nom de Prakriti, ou Pradhana (ensemble des trois guna),
- l’autre, le principe non-matériel, stable, immuable, l'Atman (le Soi) qui est Conscience Pure (Brahman)"
Voici les raisons pour lesquelles le Purusha (ou le Brahman, la Conscience) ne ressemble pas à la Prakriti : Purusha est une entité éternelle. Son éternité consiste à ne subir aucun changement. En effet, le fait de connaître un objet à un certain moment et de ne pas le connaître à un autre moment est l'équivalent d'un changement. Ce n'est pas le cas de Purusha, car il ne cesse de connaître son objet, le città - milieu mental - sous ses diverses et multiples fluctuations, aussi longtemps que ce dernier existe. Or, le milieu mental n'est pas éternel, il est fluctuant, instable, changeant. En effet, le milieu mental ne connaît pas toujours ses objets de perception malgré l'existence de ces derniers. Tantôt il les connaît, tantôt il ne les connaît pas. C'est en cela qu'il a un caractère de changement.
- Voici les raisons pour lesquelles le Purusha ressemble au milieu mental : bien que le Purusha soit Pure Conscience, à cause de l’identification erronée avec le città (milieu mental), il apparaît sous l'aspect du città transformable, sous la forme d'une entité changeante.
Par ailleurs, le citta est destiné à quelqu'un d'autre (le Purusha) parce qu'il est la combinaison de plusieurs éléments : les trois guna. Tout ce qui est une combinaison de plusieurs éléments est destiné à quelqu'un d'autre (une voiture à celui qui la possède, par exemple). Quant au Purusha, il n'est destiné à personne, tout lui est destiné, (milieu mental, etc.).
Les réalités principielles découvertes et affirmées par les Darshana (points de vue védantiques) sont établies en tenant compte uniquement des éléments de la vie et des facteurs humains, indépendamment de tout contexte religieux, politique ou relatif aux us et coutumes."
Ce préambule significatif expose la perspective du Samkhya Karika, l'un des courants (darshana) de la tradition védantique et met en lumière l'existence de deux entités distinctes Purusha, le principe spirituel et Prakriti le principe matériel.
En revanche, à partir du Vedanta, considéré comme l'apogée métaphysique des principales Upanishads, y compris la Bhagavadgītā, Śaṅkara souligne la non distinction, la non dualité. Il existe une seule réalité véritable, le Brahman (la Conscience Pure).
Le Non Dualisme.
Selon la Sagesse védantique, le fondement de l'enseignement de Śaṅkara réside dans l’absence de division, la non-séparation, la non-dualité, l’Unité au sens métaphysique du terme.
Le non dualisme implique principalement la non-séparation entre le “moi” apparent, limité et contraignant, et le “Soi” inapparent, illimité et sans restrictions.
Śaṅkara défend le non-dualisme sur la seule autorité de la Sruti, des Upanishads. Ces textes ‘sacrés’ constituent la synthèse d'une découverte, d'un dévoilement, d'une vision - d'un "entendement" révélateur transmis de génération en génération par les Rishis, les Sages authentiques.
Confiant en l’expérience des Rishis et en sa propre expérience, Śaṅkara indique que pour être en mesure d'enquêter sur le Brahman, un individu doit posséder une intelligence subtile permettant de discerner l'essentiel, le vrai, le réel, tout en rejetant l'inessentiel, le faux, l’irréel. Il est également crucial de se conformer et de cultiver les règles de vie et les principes éthiques établis dans les écritures ‘sacrées’ (Sruti).
Quelles sont les qualifications principales dont le disciple doit disposer ?
1 - Être capable de faire la distinction entre le réel et l'irréel.
2 - Être spirituellement libre de toute soumission.
3 - Désirer ardemment la libération.
4 - Être inlassable dans la pratique de l’investigation, du discernement.
***
Six courants ‘philosophiques’ ont été considérés comme orthodoxes par la Tradition védantique : Nyaya, Vaisheshika, Samkhya, Yoga, Purva Mimamsa et Uttara Mimamsa. Les deux derniers constituent véritablement le Vedânta.
Cependant, nous ne devons pas considérer les enseignements de Śaṅkara comme de simples spéculations philosophiques.
Les investigations (vichara) de Śaṅkara ne se concentrent pas principalement sur les phénomènes et événements de l’univers, du monde, des sociétés, des êtres.
Essentiellement, son œuvre n’est ni philosophique, ni psychologique, ni religieuse, ni morale, ni politique.
Elle est métaphysique.
C'est un dévoilement, une Révélation.
"Neti neti" (ni ceci ni cela)
"Neti neti" est une expression clé, un Mantra, qui apparaît dans les Upanishads, en particulier dans l’Advaita Védanta. Ce mantra se traduit par "pas ceci, pas ceci", ou "ni ceci, ni cela", ou encore "pas ainsi, pas ainsi ". Son objectif principal est de faire prendre conscience de la véritable nature de Brahman (l'Être Réel, le Soi Véritable, la Conscience Pure) en spécifiant d'abord ce qu’il n’est pas. [Il est important de noter que dans la perspective non-dualiste, les termes Brahman (la Conscience) et Atman (le Soi) sont inséparables et interchangeables. Ils désignent une seule et même Réalité sans attributs, sans limites.]
Dans les écrits de Shankara cette expression, "Neti neti", bien que négative en apparence, représente un moyen pédagogique essentiel à partir duquel Shankara développe la fonction positive de la négation.
Les Sages non-dualistes affirment que tout ce qui n’est pas Brahman constitue une illusion.
Ainsi, en ce qui concerne l’individualité (anatman), ils affirment que son existence n’est pas réelle (anatman signifie ce qui n’est pas Atman). Le soi apparent - moi, ego - ne doit pas être confondu avec l’Être suprême, désigné traditionnellement en tant que Soi-même ou 'Soi’ (en Anglais, Oneself or Self).
Par conséquent, grâce à un processus progressif d’élimination de ce qui semble réel mais ne l'est pas, le chercheur spirituel parvient à découvrir son Être véritable, son vrai Soi, sa Conscience authentique.
Tels des détectives qui, en suivant un indice, parviennent à identifier le coupable, le yogi, en dirigeant son attention sur un objet du monde phénoménal, parvient à découvrir la vérité qui sous tend cet objet, et simultanément, la Réalité fondamentale de lui-même, ce qui est le but de son ascèse.
[ 12. "Qui suis-je", "Que suis-je", "Où suis-je", "Comment suis-je", "Comment ce monde a-t-il été créé", "Qui est son créateur ?"... Toutes ces interrogations conduisent les chercheurs sérieux vers la découverte de leur véritable identité.
13. “J'ai un corps mais je suis pas ce corps. Le corps physique est composé des cinq éléments mais ces cinq éléments ne sont pas moi-même. J'ai des émotions, des pensées, des idées, des fluctuations mentales et des états de conscience divers et variés mais tout cela n’est pas “moi-même”. Ce que j’ai, ce qui apparaît, n’est pas ce que je suis.”
Selon le (Drig-Drisya Viveka ces questionnements déterminent la voie de recherche de la vérité ultime.” ]
En éliminant successivement chacune des apparences relatives qui se manifestent en son “esprit”, c'est-à-dire en sa conscience limitée, le yogi découvre que ce qui reste seulement est son Être véritable, sa vraie Conscience.
Shankara explique que Brahman est sans attributs extrinsèques et que le mantra "neti neti" (ni ceci ni cela) est un moyen pédagogique positif et puissant qui, s'il est bien compris, permet vraiment d’éliminer la fausse connaissance, de dévoiler - de découvrir, de révéler - la réalité ultime, l'Être réel, la vraie Conscience.
La Méthode adoptée par Sankara. Superposition - rétraction (adhyaropa - apavada)
["Si nous cherchons à donner une réponse à la question : "Quelle était donc cette méthode védantique que l'Acharya a acceptée comme étant celle transmise dans la vraie tradition ?", nous trouvons la citation suivante :
'Car il y a le dicton de ceux qui connaissent la vraie tradition, "Ce qui ne peut être exprimé (dans sa vraie forme directement) est exprimé (indirectement) par une fausse attribution et une rétraction ultérieure"' (Bh.G.Bh.XIII.13).
La signification de ce dicton des vrais experts est développée dans le commentaire sur le Brihadaranyaka comme suit :
Celui qui connaît le Soi, ainsi décrit, comme l'Absolu sans peur (Brahman), devient lui-même l'Absolu, au-delà de la peur. Cela constitue un bref résumé de la signification de l'ensemble de l'Upanishad. Pour transmettre ce sens de manière adéquate, les concepts fantaisistes de production, de préservation et de dissolution, ainsi que la fausse notion d'action, de ses facteurs et de ses résultats, sont d’abord attribués au Soi de manière délibérée. Ensuite, la vérité métaphysique ultime est enseignée en niant ces caractéristiques par un rejet complet de toutes les superpositions particulières appliquées à l'Absolu, exprimé par la phrase "ni ceci ni cela". De la même façon qu'un individu cherchant à expliquer les nombres de un à cent mille milliards montre des chiffres qu'il a dessinés en disant : "Ce chiffre représente un, ce chiffre représente dix, ce chiffre représente cent, ce chiffre représente mille", tout en ayant un unique but d'expliquer les nombres, et non d'affirmer que les chiffres sont des nombres ; de même que celui qui veut expliquer les sons de la parole représentés par les lettres de l'alphabet utilise un support en forme de feuille de palmier sur laquelle il fait des incisions qu'il remplit d'encre pour former des lettres. Même s'il montre une lettre en disant "Ceci est le son ‘untel’", son intention est uniquement d'expliquer la nature des sons associés à chaque lettre, et affirmer que la feuille, les incisions et l'encre sont des sons. De la même manière, le seul principe métaphysique véritable - la Conscience absolue - est enseigné à travers de nombreux artifices, tels que lui attribuer la production du monde et d'autres pouvoirs. Par la suite, la nature réelle, illimitée, de la Conscience est réaffirmée, par la formule finale 'ni ceci ni cela', afin de la purifier de toutes les notions particulières qui lui ont été attribuées par les processus utilisés pour expliquer sa nature". (Brhad.Bh.IV.iv.25) ] Note 1
Intérêt pédagogique de la négation positive (neti neti et autres formes négatives) se rapportant aux Principes et états non conditionnés.
["On remarquera que tout ce qui concerne cet état inconditionné d’Âtmâ [le Soi, la Conscience] est exprimé sous une forme négative ; et il est facile de comprendre qu’il en soit ainsi, car, dans le langage, toute affirmation directe est forcément une affirmation particulière et déterminée, l’affirmation de quelque chose qui exclut autre chose, et qui limite ainsi ce dont on peut l’affirmer. Toute détermination est une limitation, donc une négation ; par suite, c’est la négation d’une détermination qui est une véritable affirmation, et les termes d’apparence négative que nous rencontrons ici sont, dans leur sens réel, éminemment affirmatifs. (L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, René Guénon).
"C’est ainsi que, par exemple, l’idée de l’Infini, [la Conscience infinie, illimitée, inconditionnée, éternelle…] qui est en réalité la plus positive de toutes, puisque l’Infini ne peut être que le tout absolu, ce qui, n’étant limité par rien, ne laisse rien en dehors de soi, cette idée disons-nous, ne peut s’exprimer que par un terme de forme négative, parce que, dans le langage, toute affirmation directe est forcément l’affirmation de quelque chose, c’est-à-dire une affirmation particulière et déterminée ; mais la négation d’une détermination ou d’une limitation est proprement la négation d’une négation, donc une affirmation réelle, de sorte que la négation de toute détermination équivaut au fond à l’affirmation absolue et totale. (Introduction générale à l’Étude des Doctrines hindoues, René Guénon).]
Constatations.
Dès son plus jeune âge l’être humain s’interroge sur ce qu’il perçoit et ressent. Il prend conscience des manifestations de son corps physique et de son corps subtil, oscillant entre moments de joie et de tristesse. Il fait face à des épreuves, à la maladie, à la douleur et à la souffrance.
Entouré d’êtres vivants et d’objets, il établit des contacts, tisse des relations, des échanges affectifs, émotionnels, intellectuels et spirituels.
Il admire les paysages, la nature, l’espace, le ciel, les étoiles, éprouvant un sentiment d’émerveillement face à ces perceptions fascinantes dont il a l'impression qu'elles se situent à l'extérieur de lui.
Cependant, en raison d’un manque de discernement entre le spectateur (la Conscience) et le spectacle (les phénomènes apparents, les êtres, les objets, y compris son propre corps physique et psychique), la plupart des gens ne réalisent pas que l’origine de toutes leurs perceptions se trouve en eux-même ; non pas dans l'ego limité et limitatif mais dans l’Être illimité qui est “Conscience”, sans attributs, sans frontières).
Comme le souligne le Drig-Drysia Viveka : “La pensée-je n'est qu'une modification qui surgit dans l'esprit. L'esprit, en s'identifiant à ses propres fluctuations, imagine un monde extérieur en raison de son association avec les organes sensoriels, qui, tout comme l'esprit, ne sont que des modifications apparaissant dans la Conscience.”
En général, s'ils ne cherchent pas à s'informer correctement, les êtres humains ne vont guère au-delà de leurs perceptions, de leurs sentiments et de leurs croyances, qu'elles soient empiriques ou imaginaires.
Il est vrai que tant qu’ils ne souffrent pas trop, la plupart des êtres humains ne se posent pas de questions fondamentales sur l’univers, la vie, les êtres…, ni même sur le principe révélateur - la Conscience - qui sous-tend toute perception et toute révélation. Ce n'est souvent qu’après avoir traversé des perturbations physiques, émotionnelles et mentales (douleurs, violences, souffrances), surtout si celles-ci ont été excessives ou intolérables, qu’ils commencent à s’interroger.
Face aux doutes, certaines personnes éprouvent un vif désir de trouver des réponses satisfaisantes aux questions qu’ils se posent :
Pourquoi ceci ? Pourquoi cela ?
Les plus curieux approfondissent leurs réflexions :
Comment puis-je être certain de ceci, de cela ?
Est-ce réel ? Qu’est-ce qui est vraiment réel ?
Réel et irréel. Anirvacanīya-Khyāti
Le point de vue védantique distingue temporairement trois niveaux de la Réalité :
1- Le niveau transcendantal (pāramārthika) :
Ce niveau, qui n’est pas influencé par les apparences relatives, considère Brahman (la Conscience Pure) comme la seule et véritable réalité. Rien d'autre n'est véritablement réel.
2- Le niveau pragmatique (vyāvahārika) :
Ce niveau, partagé par les êtres d'une même espèce, reconnaît les jīva (les êtres vivants), les phénomènes, le monde, l'univers, et, pour les croyants, Dieu (Ishvara), comme étant complètement réels ;
- Le niveau égocentrique (prātibhāsika) :
Au contraire, les contenus de ce niveau, apparemment bizarres, incohérents et erronés, incluant la réalité du monde perçu et les comportements qui en découlent, sont considérés comme faux par rapport à ceux du monde pragmatique par des personnes mentalement saines. Par exemple, le phénomène d’un serpent, perçu comme réel alors qu’il n’est en fait qu'une corde, ou encore un rêve délirant ou un cauchemar angoissant. Ces formes particulières de perception sont suivies d’un grand soulagement après avoir pris conscience de leur irréalité manifeste par les personnes saines.
La distinction entre le réel et l’irréel ainsi qu’entre le vrai et le faux, mérite d’être précisée. Dans le Vedanta les mots 'satya' et 'mithya' sont employés et expliqués..
“Satya” désigne la vérité absolue, celle qui ne sera jamais annulée : elle correspond à ce qui ‘Est’, indépendamment de nos sensations, émotions, opinions et conceptions empiriques, psychologiques, politiques, religieuses, morales, scientifiques ou autres.
Mithya, en revanche, englobe la vérité relative, superficielle, partielle, conditionnelle, non absolue.
Il convient d’éclaircir le mécanisme qui engendre la confusion entre le réel et l’irréel.
En tant qu'humains nous disposons de tous les éléments nécessaires pour une perception accomplie : un percevant, quelque chose à percevoir et un processus de perception. Cela nous permet de connaître tout ce qui se manifeste ou peut se manifester, qu’il s’agisse du vrai ou du faux.
Par exemple, lorsqu'on nous voyons une pomme réellement présente dans une coupe parmi d'autres fruits, si nous sommes attentifs, nous avons immédiatement la certitude qu'il s'agit bien d'une pomme.
L'effort qui consistera ensuite à la toucher, la prendre et la déguster repose sur cette perception initiale non trompeuse.
Cependant, il existe des cas où une perception qui semble juste ne l'est pas réellement. Par exemple, on peut percevoir illusoirement de l'eau dans un désert aride ou confondre une personne avec une autre par inadvertance.
Les modalités du processus de perception sont relativement complexes. Parmi ces modalités particulières, l'effort, nécessaire à tout processus perceptif, peut se manifester sous deux formes principales :
1 - L'effort aboutissant à une connaissance juste : C'est le cas du premier exemple précédent où l’effort mène à la dégustation de la pomme.
2 - L'effort aboutissant à une connaissance erronée : On peut voir de l'eau, s'approcher pour boire, mais découvrir qu’il n'y a pas d'eau. De même, on peut croire reconnaître une personne, mais réaliser avec surprise qu’il s’agit en fait de quelqu'un d'autre.
Dans ce second cas, l'effort n'atteint pas son objectif : boire de l'eau ou reconnaître la personne familière.
La quête spirituelle révèle ce mécanisme.
Dans le cas de la connaissance juste (perception de la pomme), nous n'avions aucun doute, la validité de notre perception ne nécessitait pas de vérification par une autre perception. Notre conscience n'étant troublée par aucun obstacle, notre perception initiale était fiable.
En revanche, dans le cas de la fausse connaissance (absence d'eau), nous ne doutions pas de la validité de notre connaissance au moment de la perception. Cependant, nous étions, sans le savoir, dans l'illusion.
Dans ses divers commentaires (Bashya), Śaṅkara se sert de deux indicateurs majeurs pour différencier le réel de l'irréel : la durabilité et la dépendance (continuité et discontinuité)
Selon lui, ce qui est ‘réel’ ne subit aucun changement, tandis que ce qui change est considéré comme irréel. (GBh 2.6).
Les concepts de changement, d’instabilité, d’impermanence, ainsi que d’autres phénomènes relatifs et transitoires, qui peuvent être plus ou moins dérangeants ou déséquilibrants, ne sont pas fondamentaux. Ils résultent de causes secondaires et il est nécessaire de découvrir la Cause primordiale.
Ce qui perdure et demeure est plus stable et plus fiable que ce qui change sans cesse.
Un exemple pédagogique illustratif est celui d’un pot en argile. Dans ce cas, l’argile représente la cause substantielle du pot, tandis que le pot est le produit de la transformation de cette cause.
L’objet façonné est perçu sous une forme ou une autre et désigné par un nom particulier, tel qu’un pot, une assiette, une cruche, etc..
[Dans ce contexte, le terme “forme” englobe tous les aspects de l’apparence unique d’un objet.]
Chaque forme particulière est distincte d'une autre, tout comme chaque nom désignant ces formes est spécifique, cependant, la substance fondamentale, naturelle, l’argile, demeure présente indépendamment de la forme ou du nom des objets apparents.
[Les différents états, phénomènes et objets relatifs - le monde, les corps, les organismes, ainsi que tout ce qui apparaît et disparaît - sont logiquement classés dans la catégorie des effets ou objets impermanents (pots, assiettes, etc.)]
Sur cette base, Śaṅkara établit une analogie entre la cause substantielle de nature matérielle (nécessaire au façonnage des divers objets matériels, pots, assiettes, etc), et la Cause non matérielle, Brahman, qui représente la Conscience pure, substratum Primordial, nécessaire à toutes les manifestations - que ce soit pour révéler la cause substantielle fondamentale ou pour mettre en lumière les diverses causes substantielles secondaires et les multiples effets ou objets résultant de ces causes.
En outre, Śaṅkara démontre, en se fondant sur la relation de dépendance et indépendance, que ce qui persiste (l’argile) est indépendant de ce qui apparaît et disparaît (le pot). L'argile ne dépend d’aucune forme ou nom particulier (pot, assiette ou autre). En revanche, les apparences formelles (pots, assiettes…) dépendent de l'argile.
Le pot dépend matériellement de l'argile pour son existence 'formelle'.
Il provient de l'argile, est maintenu temporairement et spatialement par l'argile et reste argile lors de sa destruction. Les attributs (forme, structure, poids, couleur, etc.) qui le manifestent aux percevants conscients n'ont pas d'existence "per se" (par eux-même). Ils existent grâce à la substance argileuse causale et, plus essentiellement, grâce à la Conscience révélatrice.
[La substance argileuse elle-même provient de la Cause substantielle universelle, la "matéria prima" - matière première universelle, prakriti ou pradhana, dont les scientifiques contemporains expliquent qu'en réalité elle est, fondamentalement, énergie).]
Ainsi, en bonne logique et en conformité avec l'expérience des Sages, la Cause substratum, la Conscience, ne dépend d'aucune cause substantielle de nature matérielle, d'aucun effet ou résultat ou attribut de nature matérielle. Mais, toutes les causes et tous les effets - êtres, phénomènes, événements de toutes sortes dépendent de la Conscience.
Finalement, par élimination des effets et causes transitoires et de la Cause substantielle universelle, elle aussi transitoire, non absolue, cette dernière disparaît en la Cause Substratum non substantielle, la Conscience Pure.
Shankara ajoute encore un argument supplémentaire à cette démonstration : la hiérarchie. L'effet, explique-il, est hiérarchiquement dépendant de sa cause. L'existence de la cause est indispensable pour l'existence de l'effet. La cause précède nécessairement l'effet. La substance causale est nécessairement plus durable que l'effet.
Autrement dit, par hiérarchie causale entre indépendance et dépendance, stabilité et instabilité, etc., l'argile est plus réelle que les effets (assiettes, pots, cruches…).
Sur cette même donnée, toutes sortes d'autres rapports peuvent être indiqués pour montrer l'intérêt non négligeable de la hiérarchie en ces domaines, par exemple,
- subtilité/grossièreté , - subjectivité/objectivité, - non manifestation/manifestation, etc.
La causalité. Définition des trois causes selon le Vedanta.
On peut appeler “cause” : une entité indispensable à un effet et qui précède cet effet.
Trois sortes de causes sont reconnues dans le Vedanta :
1) La cause substantielle (Parinami Karana).
2) La cause efficiente (Nimitta Karana).
3) La cause substratum (Vivarta Karana).
Définition de la cause substantielle (Parinami Karana)
La cause substantielle est celle qui se transforme réellement en un effet et apparaît sous un aspect différent de son aspect originel. Exemple : le lait se transforme en yaourt. Une motte d'argile se transforme en cruche. Le Voile de l'Ignorance (qui recouvre le Soi - Conscience Pure) se transforme en ego. Ainsi, une cause substantielle peut être successivement transformée en plusieurs effets.
L’effet existe dans sa cause avant même le processus de production, puisque,
- ce qui n’a jamais existé ne peut venir à l’existence, une cause substantielle est indispensable à la production d’un effet, une cause substantielle donnée ne peut produire toutes sortes d’effets,
- toute cause substantielle contenant en puissance la force adéquate produit l’effet correspondant,
- l’effet est de même essence que sa cause substantielle et il en est inséparable.
On observe, dans le monde, qu'une chose formée par la combinaison d'éléments divers - que ceux-ci soient ou non de même nature - n'est pas créée par elle-même ni pour elle-même, mais par quelqu’un et pour quelqu'un. Une maison, par exemple, formée de plusieurs éléments, n'est pas créée par elle-même ni destinée à elle-même mais par quelqu’un (un maçon par exemple) et destinée à quelqu'un d'autre qu’elle-même : son utilisateur par exemple.
De même, l'ego composé des trois “Guna” n’est pas créé par lui-même et n'existe pas pour lui-même, mais par une autre entité et pour la plénitude de cette autre entité : par la cause substantielle, Prakriti et pour la cause essentielle, Iswara, l'Être universel.)
En ce qui concerne la cause substantielle primordiale, l'origine matérielle de l'univers, elle est perpétuelle, tout en subissant plusieurs transformations ou des transformations successives (Parinami Nitya). Elle est appelée Prakriti dans le Samkhya (voir l'ouvrage Samkhya Karika.). Elle n'a pas d'existence indépendante. Elle existe grâce à son substratum (Asrya), la Conscience Pure, Brahman.
Définition de la cause efficiente (Nimitta Karana)
La cause efficiente (un être conscient ou autre chose) est celle qui intervient dans une cause substantielle pour que cette dernière se transforme en un effet. Exemple: le potier pour une cruche.
En ce qui concerne l'univers, l' Isvara Caïtanya (la Conscience Pure reflétée dans la Maya - Iswara, (le Dieu créateur ou le Grand Architecte de l’univers dans notre tradition occidentale) est considéré comme la cause efficiente, mais il n'est pas la cause Suprême de l'univers. La cause Suprême, le Substratum Réel, est le Brahman (la Conscience Pure).
Définition de la cause substratum (Vivarta Karana)
La cause substratum est celle qui apparaît comme un effet sans être transformée en un effet, ni être affectée par l'attribut d'un effet. Prenons l'exemple de la corde qui est la cause substratum du serpent illusoire. La corde n'est pas transformée en serpent illusoire, ni affectée par les caractéristiques propres à un serpent.
De la même manière, la cause Substratum de l'univers, la Conscience Pure (Brahman ), n'est pas transformée en un univers ni affectée par la dualité et par l'impureté de ce monde. Elle est la Réalité suprême de tous les êtres, de tous les phénomènes, de toutes choses. Elle est immuable (Kutastha Caitanya).
Mais Śaṅkara ne reste pas seulement attentif aux modalités de la causalité qui constituent une partie de sa méthode globale d'élucidation provisoire qu'il a organisée à partir des éléments préexistants dans la Sruti.
Cette méthode est une pratique d'observations préliminaires, de propositions provisoires, d'annulations ultérieures, de répétitions clarifiantes, de décryptages successifs et progressifs, permettant aux chercheurs en questionnement de dévoiler peu à peu ce qui leur paraît incompréhensible, étrange ou mystérieux : l'existence de l'univers, du monde, de la vie, des cataclysmes, des guerres, des violences, des atrocités… et, en ce qui les concerne directement, l'existence de leurs propres souffrances. Donc, du point de vue de Shankara, cela concerne tout ce qui compose, non seulement de manière satisfaisante mais aussi insatisfaisante, le domaine de “Maya” (sur ce sujet, commentaires plus bas).
Son intention fondamentale est de pousser le discernement jusqu’au bout, jusqu’au non dualisme essentiel :
Les diverses et multiples manifestations (donc, la causalité elle aussi) sont des effets de leur fondement ultime non manifestable (la Conscience, Brahman). Même si elles apparaissent comme si elles étaient séparées de leur fondement, cette séparation n’est pas vraie, elle n'est pas vraiment réelle.
En vérité, les causes, phénomènes, événements, formes et noms ne sont pas réels par eux-même, ils ne sont pas réellement séparés de leur Cause essentielle. En clair, ils ne sont pas autre chose que leur vrai Substratum.
L'océan, la mer, le lac, l'étang, la mare, la flaque… la glace, la neige, la grêle, les gouttes de rosée, la pluie… les nuages, le brouillard, la buée, les larmes... toutes ses formes ont le même et unique substrat, l'Eau.
Sur la base de cette éclaircie védantique révélatrice, Shankara fait comprendre que l’apparence formelle et nominative (l’identité relative) que nous prenons illusoirement pour un 'moi' réel est réellement le 'Soi', la 'Conscience véritable'.
(Chubh ch. 6)
Le Mantra célèbre de Shankara est “Brahma Satyam Jagat Mithya, jivo Brahmaiva naparah”, c'est-à-dire,
"Brahman est la seule vérité, le monde est irréel, et il n'y a finalement pas de différence entre Brahman et l'individu (moi, ego).
La superposition ou surimposition (adhyasa).
C'est une transmission centrale dans l'œuvre de Śaṅkara.
Tous les textes et enseignements du Vedanta sous l’égide de l'Advaita Vedānta visent à éliminer la superposition (prahânâya) de l’irréel sur le Réel, du faux sur le Vrai, du moi sur le Soi, de la conscience apparente sur la Conscience claire.
Mais qu’entend-on par superposition ?
Il s'agit d'une apparence mentale trompeuse (prātibhāsika) qui se superpose à une chose réelle comme par exemple : une pièce de monnaie en argent qui semble être un morceau de nacre, ou un serpent qui en raison d’une inattention ou d’un éclairage insuffisant, est confondu avec une corde véritable.
Ce mécanisme de superposition (adhyasa) est comparable à celui de la mémoire. En effet, le souvenir n'est pas une perception directe d'un objet ou sujet observable; il représente plutôt une manifestation mentale (āvabhāsaḥ) qui se superpose à une réalité précédemment perçue dans un autre contexte temporel ou spatial.
Pour Shankara, la superposition la plus déroutante est celle de l'ego (le moi, une conscience limitée) superposé sur le Soi, qui est la Conscience illimitée.
Mais, une question émerge :
- Comment un “moi”, qui est un phénomène limité observable, peut-il se superposer au Soi, un principe omnipotent non perceptible. ?
Réponse de Shankara :
- Le Soi ne peut pas être perçu sensiblement mais cela ne signifie pas qu’il ne soit pas connaissable de quelque manière que ce soit, car l'être humain est directement, immédiatement conscient de son être, du "je suis".
Bien que le Soi ne soit pas un objet de perception sensorielle il n'existe pas de règle qui empêche une apparence limitée, comme le ‘moi’, d'être certain d’être vraiment réel, d’être vraiment Soi-même.
Malgré sa nature trompeuse, cette perception illusoire demeure un indice de ce qu'elle masque, à savoir, le vrai Soi. Cependant, l'ego doit inévitablement découvrir cette vérité par ses propres investigations, avec l'assistance des Écritures sacrées (Sruti) et des enseignements directs d’authentiques Sages.
Il est important de noter, pour éviter toute confusion ou dérive, que, sauf cas rares exceptions, la tradition védantique recommande avec insistance aux chercheurs de consulter un guide spirituel expérimenté, un transmetteur digne de confiance, faisant partie d' une lignée révélatrice transpersonnelle confirmée.
Cela dit, sans la participation des organes sensoriels grossiers ou subtils, les moyens de connaissance individuels ou collectifs ne peuvent pas fonctionner. Les chercheurs doivent donc être avertis sur la relativité, la limitativité, de ces moyens. Ils doivent comprendre que les moyens de connaissance portant sur les Écritures, les enseignements, les pratiques, etc. n'ont de validité provisoire que sur le plan de Maya ou d’Avidya (connaissances relatives, partielles, fausses connaissances).
Śaṅkara et la Sruti indiquent clairement que sous influence de Maya (Illusion), d'Avidyā (Ignorance, fausse connaissance), la superposition trompeuse (adhyāsa) est ‘sans commencement ni fin’, elle est vécue par tous les êtres qui n'ont pas clairement conscience de “Ce” que cette supercherie ne peut pas vraiment occulter : la Conscience Pure, Brahman.
Īśvara (Dieu)
Selon Śaṅkara, sur le plan métaphysique (non-dualité), l’univers, les mondes… n’existent pas de manière intrinsèque, mais présentent une existence apparente en tant qu'émanations d'īśvara (Dieu).
Fidèle aux Upaniṣads, Śaṅkara indique qu’ īśvara joue le rôle d’un Principe efficient tant pour les réalités ‘inintelligentes’ (non conscientes, matérielles) que pour celles qui sont ‘intelligentes’ (conscientes, spirituelles) (BrSūBh 1.1.2).
Īśvara est temporairement envisagé comme la Conscience et la Puissance cosmique (māyāṣakti). Il constitue la cause efficace de toutes les cyclicités perpétuelles, sans commencement.
Un cycle d'existence se décompose en trois aspects :
- manifestation des apparences (‘univers’, 'mondes', êtres animés et inanimés…)
- subsistance des apparences,
- dissolution des apparences
La manifestation d’un univers coïncide avec l’univers perceptif d’ īśvara tout comme l'univers onirique avec l’univers perceptif du rêveur.
L'univers perçu par les êtres humains représente une image de l'univers perçu par īśvara et projetée en l’esprit humain.
Dans cette perspective transitoire, īśvara assume la responsabilité causale, tant matérielle que spirituelle, des manifestations observées au niveau humain ; l'Esprit universel, (l’esprit divin, super intelligent… ), supervise, de manière très subtile, l'ensemble des états, phénomènes et événements constitutifs de l'univers perceptible pour les êtres humains.
Sous son aspect transitoire, Īśvara, en tant que saguna Brahman (saguna : qui comporte des attributs limitatifs), possède des limites. Cependant, comme sa source non limitative est 'l'Existence-Conscience-Félicité' ou plutôt ‘l'Être-Conscience-Félicité', (le Pur Brahman), Īśvara est essentiellement nirguna Brahman (Brahman dépouillé d’attributs extrinsèques tel que celui de créateur, révélateur, responsable, médiateur, etc.).
Il convient de noter que le statut de nirguṇa-brahman est attribué à Isvara grâce aux attributs intrinsèques non limitatifs de la Conscience Illimitée (comme l'omniscience et l'omnipotence) qui la distinguent des attributs limitatifs du saguna Brahman et encore plus des attributs du ”jīvatman” (l'être vivant relatif, l'être humain…).
“Īśvara est le "connaisseur du champ" (kṣetrajña) - le cœur de la subjectivité consciente présente dans chaque être vivant. (BhBh 13.2).”
Īśvara se distingue à la fois de la ‘Conscience supra cosmique, Brahman, et de 'l'esprit' humain (la conscience individuelle dotée de facultés mentales, de modalités cognitives, de pensées, de sentiments, d'émotions...). Ainsi, on peut le qualifier de ‘témoin révélateur universel’, médiateur entre l'ego et la Conscience Pure. Il ne doit pas être confondu avec l'esprit individuel (ego), qui est le centre révélateur des facultés humaines.
Selon la Sruti et Shankara, la Conscience ne saurait être considérée comme une propriété émergente du cerveau ou du corps physique qui sont constitués de matière ‘grossière’, c’est-à-dire plutôt ‘tamasique’.
De même, elle n'est pas non plus une manifestation émergente du mental émotionnel, qualifié de 'rajasique’, ni du mental le plus subtil, le plus spirituel, le plus sattvique (tel que l’intelligence discernante, l’intuition métaphysique…).
Śaṅkara souligne que la Conscience est immédiatement évidente. Elle échappe à tout moyen de connaissance qui serait relatif, partiel ou limitatif.
La Conscience n'est pas objectivable (KeITH 2.1), ce qui implique qu'elle ne subit pas l’influence de ce qu'elle révèle. Elle ne peut être perturbée ou troublée par les états physiques, mentaux ou autres.
La Conscience Pure n’est soumise à aucune forme de causalité.
Elle est présente de manière transparente dans tous les états qu’ils soient manifestés ou non (comme dans le sommeil sans rêve ou dans une méditation profonde).
La Conscience Pure ne connaît pas d'états autres que son propre ‘État’ exempt d’états. Elle est dépourvue d’attributs extrinsèques ce qui signifie qu’elle n'est animée par aucune forme d'intentionnalité.
(Cette croyance en l'intentionnalité réelle de la Conscience a engendré des doutes, des interrogations et des débats passionnés entre les partisans de l'Advaita Vedānta et les perspectives semi-dualistes ou dualistes).
Un autre point à mentionner :
Il est impossible d'affirmer l'existence de l'inconscience (absence de conscience). Même dans le sommeil profond ou la méditation profonde, il est non seulement impossible de percevoir mais aussi de déduire par inférence la présence réelle de l'inconscience.
Durant le sommeil profond ou la méditation profonde, il n'y a pas absence de Conscience, mais simplement absence de perceptions objectives et subjectives.
L’absence de perception ne signifie pas l'absence de Conscience.
La Conscience ne désire rien, n’agit pas… Elle est libre des objets, des phénomènes, des états et événements, qu’ils soient grossiers ou subtils.
Il est impossible d’être témoin de la Conscience, car celle-ci ne peut être appréhendée objectivement.
[En réalité, il est erroné de dire “Être témoin de la conscience”. La Conscience elle-même joue le rôle de Témoin dans le sens non conventionnel. Il n’existe pas de distinction entre la Conscience et le Témoin. Les termes Conscience, Témoin, Soi, ou Soi-Même… désignent tous la même ‘non-entité’ qui est inexprimable par le biais d’un symbole verbal.]
Certains chercheurs, soutiennent que la non-découverte de la Conscience, que ce soit dans le sommeil profond ou dans la méditation profonde, prouve son inexistence. Cependant, Śaṅkara souligne que l'on ne peut pas nier la Conscience (BrSūBh 2.3.7). Il est impossible d’admettre l'inconscience (non conscience), car toute négation de la Conscience présuppose sa présence.
Par conséquent, la Conscience se démarque du champ restrictif et trompeur de ce type de négationnisme.
Śaṅkara définit l’essence même de la Conscience comme étant immédiatement, directement, spontanément auto-éclairante, c'est à dire auto-révélatrice (svaprakāśa). Elle ne requiert pas de forme, de degré ou de niveau de conscience différent pour être authentiquement établie.
D'un point de vue dualiste, une opération cognitive serait nécessaire pour faire apparaître la Conscience. Selon Śaṅkara, la Conscience ne s’apparente pas à une cognition. Ainsi, elle ne peut être comparée à une prise de conscience ordinaire. La cognition, en tant que telle, n'est pas auto-révélatrice.
Si la Conscience n'était pas auto-révélatrice, une première cognition exigerait une seconde cognition pour être connue, cette seconde nécessiterait à son tour une troisième, et ainsi de suite.
Cela générerait inévitablement une régression sans fin (un cercle vicieux). En conséquence, aucune perception ou connaissance ne pourraient être valide. L'auto-révélation de la Conscience implique l'immédiateté et la validité de la Révélation, sans régression perpétuelle et aberrante de celle-ci. (BrSūBh 2.2.28).”
Śaṅkara signale également qu'une cognition ne peut pas être véritablement auto-révélatrice. Chaque prise de conscience, étant une opération mentale, est par conséquent sujette à des erreurs. (BrSūBh 2.2.28).
Tout comme un couteau ne peut se couper lui-même, la cognition (état mental) ne peut pas avoir conscience d’elle-même.
La cognition mentale représente un processus limitatif qui requiert une source d'illumination moins limitée qu'elle-même. Cette assertion est corroborée par notre expérience directe. En effet, nous observons la relativité des images mentales, des pensées, des cognitions… Nous les voyons surgir, évoluer, disparaître, ouvrant la voie à de nouvelles images, pensées, cognitions...
Il existe donc un ‘Témoin’ révélateur de la cognition et distinct de celle-ci.
Cependant, le terme “témoin” peut prêter à confusion s’il est interprété selon son sens courant qui désigne l'esprit humain, l'ego, la conscience individuelle. Le témoignage de l'ego ne doit pas être sous-estimé mais il demeure seulement temporaire. Comme cela a déjà été mentionné, le véritable témoin ne fournit aucun témoignage. Le vrai Témoin est Conscience Pure.
L'ego ne peut pas s'auto-illuminer, tout comme le feu ne peut pas se consumer lui-même.
Les yeux ne peuvent pas se voir eux-mêmes ; pour cela, un miroir révélateur est nécessaire et cette vision ne peut être que partielle.
Ces constatations portées sur soi-même soulignent qu'il n’est pas possible d'être à la fois sujet et objet. Bien que cette opinion puisse exister, bien que nous puissions y croire, elle reste incohérente et illusoire.
Le Témoin authentique, la vraie Conscience, n’est soumis à aucune influence physique ou mentale.
En accord avec la Sruti et avec les Sages libérés, auto-éclairés, Śaṅkara nous affirme que nous sommes véritablement le Soi réel, la Conscience Pure.
"Tat twam asi" - Tu es Cela.
Il n'existe pas de dualisme, aucune séparation entre Soi et la Conscience. Conscience et Soi sont des termes distincts mais désignant une seule et même réalité.
Dans son enseignement Śaṅkara fait des concède temporairement au dualisme sans jamais compromettre l’affirmation fondamentale de la non dualité.
Néanmoins, les chercheurs dualistes, en proie à l’incertitude, s’efforcent de relier la Conscience auto-révélante (immuable, non relationnelle) à leur conscience en tant qu'individus - à leur “esprit” limité et limitant.
Śaṅkara répond à leur questionnement (prati bimba ou ābhāsa)
Sur le plan de l’être humain, le terme principal utilisé par Śaṅkara pour désigner “l'esprit humain” (l’instrument individuel de conscience) est "antaḥkaraṇa" qui peut être traduit par "instrument intérieur subtil" ou "milieu mental subtil".
Quatre fonctions sont identifiées :
La plus subtile, non spécifique :
- l'intelligence (buddhi) qui est la faculté mentale de jugement, de discernement, de connaissance juste, d'intuition claire et validante.
Les trois autres fonctions sont :
- Manas, (le mental) englobant les fonctions sensorielles, affectives et volitives.
- La notion de je (ahaṃkāra,- littéralement le "je-fabricant", la conscience individuelle spécifique, le ‘moi’.
- La faculté de mémorisation, la capacité de se souvenir (città) [la mémoire]
Śaṅkara s’aligne sur la perspective des Upanishads selon laquelle les fonctions spirituelles subtiles sont qualitativement plus sattviques que les fonctions rajasiques et tamasiques.
Sattva est caractérisé par une prédominance qualitative de lucidité, de transparence, de rayonnement, d'illumination, de révélation.
Śaṅkara établit une analogie entre le champ mental subtil (antaḥkaraṇa) à la surface réfléchissante d'un miroir réflecteur de lumière, ou d'un verre transparent qui permet à la lumière de passer, éclairant ainsi par réfraction.
En revanche, les objets très "durs'', très "denses", comme les pierres, ou ceux qui sont très "sombres'', ne sont pas réflexifs, ne laissent pas passer la lumière, ne sont pas transparents, à cause de leur opacité (tamas, inertie). Ils manquent de sattva, bien qu’ils soient aussi fondamentalement enracinés dans la Conscience.
Śaṅkara désigne la faculté spirituelle la plus transparente, la plus réfléchissant, la plus sattvique comme étant Buddhi (BṛUBh 4.3.7).
" Buddhi est la faculté capable d’identifier avec certitude aussi bien les réalités empiriques - une cruche, une fleur, etc. - que les réalités principielles (Purusha, Prakriti, Mahat…). La vertu, la sagesse, le détachement, les pouvoirs supra normaux constituent ses quatre attributs sattviques révélateurs, lumineux et bénéfiques. Description de Buddhi ou Mahat (Voir Samkhya Karika 35) "
La faculté d'intelligence, de conscience discernante et certifiante (Buddhi) apparaît comme si elle était une pure conscience.
La ‘Buddhi’, pourrait donc sembler être la Conscience authentique, la Pure Conscience, mais en réalité ce n'est pas le cas, car la clarté de cette faculté peut être obscurcie par des fluctuations sensorielles, émotionnelles ou mentales.
En résumé, les facultés individuelles de conscience dépendent de la Conscience réelle pour appréhender les objets, tout comme un miroir dépend de la lumière qui s’y reflète pour faire apparaître les objets.
Les cinq gaines (kosa)
Les attributs (upadhi) qui constituent l'être vivant (jivatman) ou plus particulièrement, l'Être humain [ les êtres humains, manushi, मनुष्य इति en Hindi - ou l'Homme, मनुष, en sanskrit ] sont:
1 - Gaine de nourriture (annamaya-kosha) - corps physique..
2 - Gaine de vitalité (pranamaya-kosha) - prana = souffle vital, énergie.
3 - Gaine mentale (manomaya-kosha) - manas, le mental - perception (nom et forme - images mentales, pensées…)
4 - Gaine de l'intelligence (vijñanamaya-kosha) - facultés intellectuelles - conception, compréhension, discernement, connaissance, intuition.
5 - Gaine de béatitude (anandamaya-kosha) - paix, délice, félicité.
Pour les personnes qui ont encore besoin d'un support logique pour comprendre ce dernier niveau très subtil de la conscience individuelle (la faculté intuitive de la Buddhi), ils pourraient l’envisager comme un rayon lumineux entre la conscience individuelle et la Conscience Pure, de même que la lumière apparaîssant sur un miroir établit un lien avec le Soleil.
Pratibimba-vāda (la réflexion ou délibération)
Nous avons l'impression que l'être individualisé, l’esprit individuel, l’ego (jīvatma) est distinct d'īśvara (l’être universel) mais dans les upanishads la conscience individuelle (jivatma) est considérée comme le reflet de la conscience réelle, en proie à l’ignorance (avidya), tandis qu’ īśvara (Dieu) est essentiellement défini comme l'Être universel.
L'être individualisé est comme le reflet d'un visage dans un miroir alors que l’Être universel représente le véritable Visage.
Tout comme le reflet d'un visage dans un miroir semble différent de l’original, l'être individualisé paraît distinct de l’Être universel. Cependant, la véritable essence du reflet est le visage réel. Par conséquent, le jīva n'est pas vraiment différent d'īśvara. Le véritable visage de la conscience individuelle est Isvara.
[L'homme est créé à l'image de Dieu. Genèse 1:27 "Dieu créa l'homme à son image, il le créa à l'image de Dieu]
La thèse du reflet, comme toute autre thèse vérifiable dans le domaine des phénomènes non absolus, est symboliquement intéressante mais elle est source de doutes. Comment la Conscience pure, non duelle, pourrait-elle être la cause d'un reflet constitutif d'une dualité entre la Conscience et le reflet ?
Sankara répond à ce doute par sa contre thèse "anirvacaniya". De même qu'en ce qui concerne la Maya, un reflet, par exemple, ne peut être déterminé comme réel, ni comme irréel. [Coexistence neutralisante entre abheda, 'non-différence' et bheda, 'différence'. (Explication plus étendue ci-dessous].
Étant non dualiste, Sankara ne peut établir aucun lien réel entre le Soi (Atman) et l'ego si ce n'est par le biais de la fausse connaissance (Avidya). Seule la Conscience est Réelle ; par conséquent ce qui paraît être un reflet n'existe pas vraiment. Le Brahman, la Conscience est la seule et unique Réalité.
La Maya
Du point de vue ordinaire, il est impossible d’appréhender et difficile d'imaginer la nature de ce qui relie le monde des apparences relatives et éphémères (êtres et choses) à leur substratum permanent, le Brahman.
Shankara parvient à cette explication en introduisant un dispositif médiateur qu'il appelle Maya. (Il est important de souligner qu’il s’agit d’un dispositif, d’un moyen ingénieux.)
En réalité, selon Sankara aucune relation substantielle ne peut exister entre deux entités aussi distinctes que Prakriti et Purusha (ou Maya et Brahman).
Ainsi, le point de vue dualiste du Samkhya ne peut pas être soutenu de manière logique car il compromet l'unicité, la non dualité du Brahman reconnu comme le seul Principe absolument non duel des Upanishads.
Il est nécessaire d’expliquer la relation du monde phénoménal avec le Brahman envisagée par le biais de la Maya.
Le terme Maya a été traduit selon deux axes de signification distincts :
(a) "tromperie", "illusion", "dissimulation", "déviation"...
(b) "pouvoir cosmique", "art divin", "jeu cosmique'' (Lila), "projection manifestante", "déploiement universel", "pouvoir d'īśvara'', etc. …
Dans les traductions approximatives, on observe deux orientations apparemment contradictoires,
- négative pour la première,
- positive pour la seconde.
Le mot Maya dérive de la racine "matr" (qui évoque matrice, matter, matière…)
“Shankara exprime à peu près ceci (ce n'est pas une citation littérale) :
"Pour la logique, maya est semblable à une énigme qui peut être résolue après avoir découvert et rassemblé les divers éléments qui en révèlent le sens.
Son apparence est attirante mais sa nature intrinsèque est paradoxale. "
Shankara ne soutient pas que rien ne peut être compris de cette Maya.
Logiquement, Maya peut être considérée comme une potentialité hypothétique complètement dépendante et inséparable de Brahman.
Elle n'est ni indépendante ni réelle par elle-même. Elle ne peut pas être différente (bheda) de Brahman sans contredire la non-dualité établie par la Sruti mais elle n'est pas, non plus, non différente (abheda) de Brahman car il ne peut y avoir d'identité entre irréel et Réel.
D'autre part, Maya ne peut pas être à la fois différente et non différente car une telle affirmation est illogique, incohérente.
La nature de Maya par rapport à Brahman est “tadatmya”, c'est-à-dire, ni identique ni différente ni les deux. Par conséquent, la nature de Maya reste indéterminable.
Shankara explique que Maya n'est pas intrinsèquement réelle car :
- elle n'existe pas en dehors de Brahman,
- elle s’efface face devant la véritable connaissance,
- elle ne peut en aucun cas contraindre Brahman.
Maya n'est pas totalement irréelle puisqu’elle projette le monde des apparences.
Elle ne peut pas être considérée comme à la fois réelle et irréelle, car cela serait contradictoire, incohérent.
Ainsi, Maya représente une pseudo-réalité temporaire, une apparence transitoire (vivarta).
Elle est le résultat d'une superposition (adhyasa) et peut donc être écartée par une connaissance correcte. Son substratum est Brahman, qui, quant à lui, n’est en aucune façon influencé par elle, étant totalement exempt de toute possibilité d'influence.
Quelle est la nature de l'illusion ?
Sankara distingue trois types d'illusions :
1 - Une illusion relative, phénoménale ou "objective", correspondant à notre perception collective et ordinaire du monde empirique (vyavaharika) ;
2 - Une illusion relative, subjective et privée - une rêverie, un rêve ou un mirage ;
3 - Une illusion totalement irréelle, une absurdité, à l’instar de "la corne du lièvre" ou "le fils d'une femme stérile" (exemples souvent sités dans la tradition du Vedanta).
Pour Shankara, le monde est le résultat de l’ignorance. Il n'est pas complètement inexistant, contrairement à ce que soutiennent les détracteurs du non-dualisme et de Shankara. En tant qu’effet de l'Avidhya (ignorance, fausse connaissance), la nature réelle du monde n'est pas correctement appréhendée et son existence apparente est trompeuse.
L’essence véritable du monde est absolue, son Être ultime est le Brahman (la Conscience Pure).
Mais pourquoi ce monde non absolu présente-t-il une apparence objective commune qui semble vraiment réelle aux individus normaux et mentalement sains ?
Cela s’explique par le fait que la manifestation du monde n'est pas une réalité propre à chaque individu. Si cela était le cas, chaque personne percevrait un monde fondamentalement différent. Cependant, les facultés de perception des individus d’une même espèce sont relativement homogènes. Donc, pour eux, la perception empirique des phénomènes, du monde, est presque identique.
Cependant, cela ne signifie pas que, bien qu’ayant une compréhension empirique commune, ces individus soient conscients de la véritable nature du monde et, plus fondamentalement, de la nature réelle de leur propre être.
L'une des caractéristiques de l'ignorance, au plan humain, c'est que, sous son emprise, les êtres humains ne sont pas conscients d'être, eux-mêmes, trompés, illusionnés.
Avidya (ignorance, fausse connaissance) - Ajñāna (absence de connaissance juste)
Pour qu'il y ait erreur de perception, deux éléments fondamentaux sont requis : il doit exister un substrat (Adhiṣṭhāna) sur lequel se superpose le faux, et un défaut de compréhension (Doṣa) appelé ignorance. Cette ignorance projette l'illusion sur le substrat.
Avidya (ignorance, fausse connaissance) se manifeste de manière opérationnelle par le biais d'adhyasa (superposition - similaire à un serpent se confondant avec une corde).
Sous l'influence d’avidya (ignorance) et d’adhyasa (surimposition), nous avons tendance à percevoir les apparences phénoménales comme véritablement réelles.
Ajñāna, avidyā (fausse connaissance) ou māyā (illusion, magie, fausse connaissance) sont des termes variés, mais ils partagent une signification similaire.
L'ignorance représente une potentialité indéterminée qui, par sa nature, recouvre illusoirement la Conscience réelle avec des phénomènes perceptibles au milieu desquels la pseudo-conscience, l'ego, joue un rôle central.
L'ignorance ne supprime pas la réalité.
Ce n'est pas une véritable absence de connaissance, ni un état d'inconscience (de non conscience).
Par erreur nous pouvons avoir l'impression que l’emplacement réel de l’ignorance est le monde en lequel réside l’ego. D'après ce point de vue, le monde est logiquement le lieu de résidence de l'ignorance. Mais, selon l'advaita, son véritable ancrage, sa véritable protection, son véritable substratum est la Conscience pure (Caitanya ou Brahman).
Voici comment les experts en 'advaita, transmettent l'enseignement de Shankara à ce sujet :
L'ignorance (Avidya) est la source des apparences, (du ‘monde’, de l'ensemble des manifestations - êtres, objets…).
Or, il est logique que l'objet d'une cause ne soit pas séparé de celle-ci, mais distinct du lieu où réside cet objet.
Par exemple, la matière argileuse est non seulement la substance matérielle mais aussi le lieu, (l’emplacement, le substrat) où se situe cette cause substantielle - emplacement distinct du lieu où se trouve un pot en argile.
De même, l'emplacement de l'Ignorance, cause de toutes les manifestations, est distinct de celui du monde, objet de l’ignorance.
[Il est à noter que la seule chose qui n'est pas le ‘monde’, ni le lieu du monde, ni tout aspect relatif au monde, est la Conscience Pure.
Ainsi, bien que l'objet de l'ignorance soit le monde et ses multiples aspects, l'ignorance elle-même doit être envisagée comme étant située au delà de ce monde, au delà des êtres qui l’habitent, au delà des organismes vivants et au delà de l'esprit humain. Cet ailleurs, qui est détaché de tout être, de toute chose, de tout monde et de tout univers, ne peut être que la Conscience Réelle.]
Explication : Le monde et les entités qui le composent semblent constituer l'objet de l'ignorance. Cet objet est ce qui est masqué, obscurci ou voilé par l'ignorance (vacchina). Il représente ce par rapport auquel il existe une ignorance (fausse connaissance). Par exemple, le moi, l’esprit humain, semble dissimulé par l'ignorance concernant sa véritable nature.
Cependant, selon l'advaita et Shankara, le véritable objet de l'ignorance est la Conscience.
L'ignorant possède une fausse connaissance de la Conscience, croyant qu’elle est une propriété individuelle, ou divine. Néanmoins, en toute logique et conformément à la connaissance/expérience libératrice, l'objet de l'ignorance est la Conscience Pure.
Pour illustrer cela, Shankara démontre que l'objet de l'obscurité (symbolisant l’ignorance) est identique à son emplacement. L'objet plongé dans l’obscurité (ignorance) est celui qui est dissimulé et rendu invisible par cette obscurité (ignorance). Par exemple, lorsqu'un objet, comme l'intérieur d'une pièce, n'est pas visible à cause de l'obscurité, on dit que l'obscurité existe dans cette pièce ou que celle-ci est obscure.
(A noter que cela concerne seulement cette pièce, tandis que d’autres pièces de la maison peuvent être éclairées).
De la même manière, puisque la Conscience n'est pas connue à cause de l'ignorance, de l’obscurantisme, on pourrait penser et croire que l'objet de l'ignorance est un individu ignorant ou un obscurantiste. Toutefois, logiquement, le lieu de l’ignorance est fondamentalement la Conscience.
[Il est important de préciser que “logiquement” ne veut pas dire “véritablement” car la Conscience n'a ni emplacement, ni moment, ni dimensions, ni espace, ni temps.]
Quand quelque chose est recouvert, obscurci ou ignoré, comme un pot, ce n'est pas le pot qui est obscurci par l'ignorance, mais plutôt la Conscience qui est couverte, ‘barrée’, séparée, divisée, particularisée (en Sanskrit, avacchina). En conséquence le pot n’est pas révélé, il est ignoré.
En tant qu'adhiṣṭhāna [substratum] pour un adhyāsa (voilement) spécifique, on pourrait dire que la Conscience, à laquelle se superpose apparemment un objet particulier, est occupée par cet objet particulier. Dans l’advaita vedanta, la Conscience est décrite comme étant avacchinna [interrompue, coupée, ‘barrée’ par l'objet qui constitue la superposition]. Il en résulte qu’il est logique d’affirmer que le substrat, le lieu (l'adhiṣṭhāna) de l'adhyāsa (tels que le voilement, la superposition, d'un serpent) n'est pas l’objet ou l’être particulier (la corde), mais la Conscience elle-même ; c'est celle-ci qui est interrompue, clôturée, limitée, occultée… par la superposition du serpent. ['sarpa-adhyāsa-adiṣṭhāna' est 'rajju-avacchinna-caitanya'.]
De plus, il est juste de dire que la Conscience (Caitanya) est le substratum (l'adhiṣṭhāna) de la superposition (adhyāsa) car, en réalité, tout ce qui n’est pas la Conscience est une forme d’adhyāsa [un voile, une superposition]
Mis à part la Conscience, rien n'est véritablement réel, tout est le fruit de l'ignorance.
Même la corde, sur laquelle un serpent a été mal perçu, disparaît également lorsque son substratum est vraiment “réalisé”.
Les êtres, les objets, le monde, l'univers, en somme, tout ce qui est perceptible, est une manifestation de l'ignorance. La seule réalité qui échappe à la couverture de l'ignorance, la seule vérité que cette dernière ne peut dissimuler, est ce qui est imperceptible, la Conscience.
En résumé, pour Shankara, l’ignorance (avidya) constitue un instrument temporaire qu’il utilise pour révéler la non dualité, mais il ne faut en aucun cas la considérer comme une réalité substantielle. C’est simplement un moyen habile. En effet, le but des Écritures (Sruti) n’est pas de supprimer l’ignorance, mais de dévoiler qu'elle n'existe pas réellement et qu'en vérité, elle est Brahman.
L'ignorance n'a pas de réalité véritable. Il n’existe pas réellement d’Avidya causale (bhava vidhya). Ainsi, la démarche advaita ne consiste pas à éliminer, déraciner ou détruire ce que certains commentateurs ont à tort identifié comme une racine réelle d’ignorance (mula vidya) mais à orienter l’esprit vers la seule chose qui doit vraiment être considérée comme réelle et qui par une superposition trompeuse (adhyasa) est voilée et apparemment ignorée mais en réalité connue, à savoir, la Conscience, Atman ou Brahman.
Ainsi la Conscience (pure connaissance) - étant imperceptible, ne peut pas être voilée, cachée ou dissimulée. Elle représente logiquement le seul substratum véritable de l'ignorance mais aussi, surtout, son cimetière, son lieu de disparition.
Face à la Pure Connaissance l’ignorance disparaît tout simplement.
Brahman est la Conscience pure, la pure Connaissance (jñāna-svarūpa). Cette Connaissance pure n’est pas en opposition à l’ignorance (ajñāna). Elle est à l’origine de toutes les révélations, y compris celle de l'ignorance et des fausses connaissances (ajnana).
La véritable connaissance ne s'oppose pas non plus à l'absence de perceptions. Si c'était le cas, alors, le sommeil profond (suṣupti) ne serait pas possible. Dans le sommeil profond, seule persiste l'absence de perceptions. Dans ce contexte, l’expression “absence de perceptions” ne peut pas vraiment signifier absence de connaissance ou inconscience car le principe révélateur, absolument présent dans le sommeil profond est la "Pure connaissance" (svarūpa-jñāna) équivalente à "Pure Conscience''.
De plus, si la vraie connaissance n'était pas toujours et partout présente, y compris au sein de la conscience individuelle, les individus, bien distincts les uns des autres et vivant le sommeil profond à des moments et endroits variés, ne pourraient pas témoigner en bonne concordance, de leurs expériences de sommeil profond.
Lorsque ses explications sont bien comprises, bien "entendues", elles ne peuvent pas faire perdre de vue le point de vue non-dualiste : ni la connaissance relative ni l'ignorance relative ne possèdent une existence réelle.
La connaissance et l'ignorance n'existent qu’en rapport à la Conscience.
Dṛṣṭi-sṛṣṭi-vāda
Selon Shankara, le "monde", avec tous ses aspects, est comparable à un rêve. L'apparence d'un rêve ne peut pas constituer une véritable connaissance, non seulement en raison de sa relativité, de son instabilité et de sa nature changeante, mais aussi parce que, dans un rêve, nous ignorons que nous sommes le rêveur.
Aucune apparence ne peut être considérée comme une vraie connaissance. Que ce soit en état de rêve ou d’éveil, toutes les apparences, (y compris le 'moi' et le monde), sont illusoires.
Selon Śaṅkara l'état d’éveil est aussi irréel que l’état de rêve. Bien qu’une distinction soit ordinairement faite entre ces deux états par la plupart des gens, une investigation approfondie conduit à la conclusion qu’ils appartiennent tous les deux au domaine des apparences (prātibhāsika). Du point de vue de l’advaita vedānta le monde des apparences relatives est créé simultanément avec la perception relative (dṛṣṭi-sṛṣṭi-vāda).
["Dṛṣṭi-sṛsṭi-vāda signifie, littéralement, la thèse selon laquelle le monde est créé simultanément à sa perception".]
Bien que Shankara, conformément à l'Advaita Vedānta, reconnaisse la création et l'existence temporaire du monde perceptible, il n'adhère pas à l’idée d’un créateur (individuel ou divin). Il ne soutient pas l’existence d’un monde créé qui aurait une réalité authentique.
Son approche sur la création du monde est désignée sous le terme de 'dṛṣṭi-sṛṣṭi-vāda'.
Selon cette perspective, la création du monde se produit simultanément à la perception, qu’elle soit plus ou moins subtile ou étendue, de l’observateur. Ainsi, une chose n'existe que dans la mesure où elle est perçue, lorsqu'elle est perçue, au moment de sa perception, et uniquement dans ce cadre et non dans un autre contexte (ni au-delà, ni ailleurs, ni avant, ni après…).
Considérons une chose perceptible : "ceci". Un individu, par exemple, voit "ceci" comme une rose rouge. Un autre également. Toutefois, un observateur d'une espèce différente peut appréhender “ceci” d’une manière unique qui diffère de la perception humaine, selon les capacités perceptuelles de son espèce.
À partir d’un même substratum, le monde façonné par les différents percevants sera distinct. Peu importe la perception, "ceci" demeure indéfinissable. On ne peut pas affirmer que ma compréhension de “ceci” est la vérité. C'est l’observateur qui engendre un monde unique au moment précis de sa perception. Il n'existe pas d'objet perceptible sans la construction mentale spécifique de cet objet via le processus de perception.
Le monde du rêve est également une construction mentale. Aucun objet n’est présent en dehors du mental.
Que ce soit en état d’éveil ou de rêve, le monde perçu, bien que semblant réel, n'est qu'une perception mentale. Il n'existe pas de distinction véritable entre les perceptions durant le rêve et celles en état d'éveil.
Le ‘monde’ n'est qu'une perception mentale et n'a pas de réalité en dehors de celui qui le perçoit.
Les trois états.
(Éveil, rêve, sommeil sans rêves)
Selon la Sruti et Shankara, la connaissance approfondie de ces trois états est essentielle. Elle repose à la fois sur l'expérience commune, la raison, la Sruti et les enseignements des Sages.
Shankara souligne que dans les états d’éveil et de rêve, l’avidyā (ignorance, fausse connaissance), est présente, tandis que dans le sommeil profond, il n’existe pas d’avidya ni de superposition (adhyasa). En l’absence de cognition (de connaissances erronées), en somme, en absence d'ignorance, seule existe la "Pure Connaissance", c'est-à-dire, la "Pure Conscience".
La prise de conscience de l’absence d’ignorance et de superposition, en ce qui concerne le troisième état - sommeil profond ou sommeil sans rêves - constitue une révélation essentielle dans l'Advaita Vedanta.
Cependant, certains textes védantiques évoquent un quatrième état véritablement libérateur. Cela peut provoquer des doutes et amener à penser que le sommeil profond ne correspond pas vraiment à la Conscience pure.
En fait, il n’existe qu’un seul état sans rêves, sans fluctuations. Le terme “état” peut prêter à confusion et doit être pris de manière symbolique. Ce que certains commentateurs désignent comme un quatrième état ne suggère pas qu’il y aurait une différence de pureté de Conscience entre deux états distincts, mais précise simplement qu’en pure Conscience, l'ignorance n’existe pas.
En bref, ce qui a été désigné comme quatrième état n’implique pas un dualisme dans le sommeil sans rêves, sans fluctuations mentales.
“En sommeil profond, la possibilité de Maya, d'avidya, d'adyasa, de fausse connaissance, est totalement annihilée. (Śaṃkara - avidyādhvāntaṃ vidyāpradīpena vidhūya).”
"La méthodologie adoptée par le Vedanta, concernant les “trois états”, est une caractéristique distinctive de ce darshana. Il n'y a que trois états, à savoir l’éveil, le rêve et le sommeil profond. En examinant ces trois états et en conciliant toutes les expériences intuitives qui en résultent, la Vérité complète ou la Réalité Absolue, se révèle nécessairement telle qu'elle est".
(- Extraits sur le désarmement profond - Pujya Sri Swami Satchidanandendra Saraswati/SSS p40)
Certaines personnes remettent en question l’idée que, dans l'état de sommeil profond j'étais une conscience pure, comme le soutient Shankara, en se disant qu’il devrait y avoir une certitude à cet égard.
En réponse :
Cette incertitude et cette objection surgissent en état de veille, lorsque l’on est non libéré et que l’ego est conditionné. Elles ne se manifestent pas en état de sommeil profond, où il n’existe ni doute ni discussion.
En tant que Brahman, aucun doute, aucune question.
Celui qui affirme "je ne savais rien" ou "j'étais tellement bien !" mais qui ne reconnaît pas correctement ces expressions spontanées résultant du sommeil profond est cet individu, cet ego, qui n’est pas libéré des doutes, des incertitudes et des croyances limitatives qui ne sont en réalité que des superpositions de l'ignorance sur la Conscience pure.
Cette personne doit poursuivre avec confiance son investigation révélatrice : "ceci" n'est "ni ceci ni cela" dont la conclusion véridique est : ‘Ceci ou cela est seulement Brahman”.
Je ne suis ni un corps, ni un ego, ni ceci ni cela… Je suis pure Conscience”
Les pratiques.
Dans l'Advaita Védanta, les Écritures sacrées, les enseignements traditionnels et, particulièrement, l'enseignement direct, vivant, d'un guide spirituel digne de confiance forment l'ensemble des moyens de transmission de la Sagesse.
Le chercheur, quant à lui, doit entreprendre un triple processus de dévoilement en trois étapes indissociables : [shravana-manana-nididhyasana] (écouter, réfléchir, méditer).
Le dernier stade, nididhyasana, qui consiste en une investigation sur une Grande Parole, (Mahākhya), dissipe les doutes : "Tat tvam Asi", "Tu es Cela". Grâce à nididhyasana, le non-dualisme est véritablement révélé et la délivrance est confirmée. (Moksa).
Selon Śaṅkara, chaque être est, en réalité, libéré ; chaque être est véritablement le Brahman. Cependant, en raison de l’ignorance qui recouvre la Conscience, l’individu ne le sait pas. Il se méprend en croyant qu’il est vraiment réel, tandis qu’il est soumis à des limitations, incompétences, illusions et souffrances.
L’illusion d’être exceptionnel (sentiment de puissance) ou, à l’opposé, la dépréciation de soi (sentiment d'impuissance) surgit dans son esprit, car il n'est pas clairement conscient de sa véritable identité.
C’est seulement celui qui prend vraiment conscience de son ignorance qui peut se libérer de cette entrave et réaliser (dé-couvrir) sa véritable identité.
Comme l'enseigne Shankara, l’investigation, le discernement et l’élimination des erreurs, des fausses connaissances, ainsi que la découverte de l'Essentiel, permettent de réaliser la Vraie Connaissance et d’éliminer l'ignorance. Ce n'est qu’au moyen de nididhyasanam (investigation libératrice sur le Mahā-vākya "Tu es Cela") que aparoksa jnanam (véritable connaissance) est dévoilée. La libération (Moksa) s’effectue spontanément en entendant la Vérité (sravanam) : - “Tu es Cela” ou tout autre Mahākhya des Upanishads, ).
Cependant, il n'est pas absolument certain qu’une personne ait vraiment accompli le nididhyāsana au moment précis où elle écoute une Grande Parole (mahā-vākya). La connaissance associée à cette écoute peut encore être confuse dans l'esprit de l’auteur et certains doutes peuvent persister.
L'essentiel de nididhyāsana (investigation profonde) consiste à lever les doutes une fois qu'une Mahā-vākya (Grande Parole) a été prononcée. Tant qu’il subsiste encore des doutes, il est important de continuer la méditation afin d’atteindre la complétude de nididhyāsana, permettant ainsi à la Grande Parole d’être véritablement Entendue.
Quand cette plénitude est établie, la certitude de la Vérité portée par Mahavakya est inébranlable. Cette dernière étape de l'investigation profonde (nididhyasana) dévoile pleinement la Connaissance libératrice (Moksa).
Je suis Cela ! Je suis Brahman !
Cette révélation, fruit d’une découverte, d’un dévoilement significatif donnant spontanément accès à la véritable connaissance et à la certitude authentique, élimine l’erreur de la dualité, dissipe la fausse identité et permet à la Conscience libre, inconditionnée (Brahman) de briller pleinement (Mokṣa). (MuU 3.2.9).
Śaṅkara illustre cette révélation libératrice à travers le "récit du dixième homme" (TaiUBh 2.1.1).
“Dans la parabole des dix sots, dix hommes passèrent le gué d'une rivière. En arrivant sur l'autre rive, ils voulurent être certains que tous étaient bien arrivés sains et saufs. L'un des dix commença de compter, mais il oublia de se compter lui-même. - Je n'en compte que neuf ; c'est sûr, nous en avons perdu un ! Mais qui est-ce ? demanda-t-il. - As-tu bien compté ? répliqua l’un de ses compagnons, et il compta à son tour. Lui aussi n’en trouva que neuf. L'un après l'autre, chacun des dix n'en compta invariablement que neuf, oubliant toujours de se compter. - Nous ne sommes que neuf ! s'exclamèrent-ils en chœur, - Mais qui à été perdu ? s’interrogèrent-ils. Tous leurs efforts restèrent vains - trouver le « perdu » était impossible. - Quel qu'il soit, il a dû être emporté par le courant, s’affligea le plus sensible des dix. Nous l'avons perdu ! Et il fondit en larmes, suivi de ses neuf compagnons.
Les voyant ainsi se lamenter sur les rives, un voyageur bienveillant leur demanda la raison de leur chagrin. Ils lui racontèrent alors leur mésaventure, précisant qu’après plusieurs comptages, chacun n’avait trouvé que neuf compagnons au lieu de dix. En entendant cela, mais voyant devant lui dix hommes, le voyageur comprit ce qui s'était passé. Pour les aider à comprendre par eux-mêmes qu'ils étaient bien dix, et que chacun d'eux avait bien franchi le gué sain et sauf, il leur dit :
- Que chacun de vous se compte lui-même, mais l'un après l'autre, et dans l'ordre de un à dix. À chaque comptage, je vous donnerai une tape pour vous assurer que vous êtes inclus, une bonne fois pour toutes ! Le dixième compagnon « perdu » sera ainsi retrouvé. À ces mots, tous se réjouirent, ravis de l’idée de retrouver leur compagnon « perdu », et ils acceptèrent la méthode proposée par le voyageur.
Alors, tandis que ce brave homme donnait une tape à chacun des dix, il faisait verbaliser le comptage à voix haute. « Dix » déclara le dernier quand il reçut le coup. Ils se regardèrent avec stupéfaction. - Nous sommes dix ! s'exclamèrent-ils d'une seule voix, et ils remercièrent le voyageur pour avoir ainsi dissipé leur peine.”
Action et méditation
Dans le cadre de son enseignement, Shankara nous fournit des directives qui nécessitent une compréhension précise. Par exemple :
“Les actions, qu'elles soient rituelles ou non, physiques ou mentales, dépendent d’une volonté individuelle limitée et non de la Connaissance véritablement libératrice. (BrSūBh 1.1.4).”
"Même un Jnani (un Connaissant, un Sage), voit le “prarabdha karma (karma” résiduel persister. C'est pour cela qu’il est possible d’être un Jivanmukti (libéré dans cette vie). Un Jnani sait qu'il est un akarta (non faiseur), ce qui fait que ses actions ressemblent à celles réalisées dans un rêve.
L'identification d'un individu ordinaire à son corps est forte et influente. De la même manière, la connaissance de l'Atman par un Jnani est puissante et influente. La véritable connaissance libère du samsara. sans pour autant éliminer le prarabdha."
En réalité, la connaissance vraiment révélatrice n’exige pas l'abandon de l'ego et de ses responsabilités mais plutôt une réceptivité humble propice à la dissolution de l'ignorance, de l’identité erronée.
Il est essentiel de se rappeler constamment que l’ego n’est pas ce qu’il croit être. En vérité, l’ego est seulement Brahman. Ainsi, les actions, cultes, rituels, méditations, pratiques de sagesse ou de dévotion, sont aussi et seulement Brahman, et rien d’autre.
Cependant, en s’adressant à des ego non libérés, Shankara ne minimise pas, provisoirement, l’importance des pratiques, cultes, rituels, etc. Néanmoins, il guide les chercheurs vers la découverte de leur véritable identité.
Shankara ne remet pas en cause la manifestation temporaire de ce que nous appelons l'existence ou la vie.
L’émancipation des illusions ne supprime pas l’expérience individuelle et sociale perçue à travers les apparences.
La Conscience des êtres (qu’ils soient sages ou non) est vraiment 'libérée' de l’ignorance, des illusions, mais les corps grossiers et subtils (et les perceptions et actions qui leur sont associées) apparaissent comme si ces êtres, perceptions, états, phénomènes et événements étaient réels et, dans ce contexte, ils participent indéniablement à la vie individuelle, sociale et mondiale.
Cette dernière indication est criciale. Le domaine de l’illusion réside dans le monde des apparences, des corps grossiers et subtils, et non dans la Conscience. Par conséquent, grâce à l’orientation sattvique (révélatrice, modératrice, équilibrante) émanant de la clarté de Conscience qui purifie et inspire les Sages, leurs corps grossiers et subtils sont en excellente compagnie.
La vie des véritables Sages, ainsi que celle de ceux qui s'en inspirent de manière consciente et responsable, est raisonnable, pacifique, équilibrée et non violente.
En revanche, ce n'est pas le cas pour ceux qui ont reçu des enseignements erronés, dont les idéologies et pratiques sont souvent activistes, extrêmes, violentes.
La Shwetāshwatara Upanishad enseigne qu'une personne peut obtenir la libération sans être un Jnani (sans enseignement ni connaissance) à condition qu'il soit capable de rouler le ciel comme un tapis. Lorsque cette action sera réalisée, la connaissance deviendra superflue et la Libération sera atteinte. Pourtant, en vérité, le ciel ne peut pas être déroulé, la Libération ne peut être acquise sans la véritable Connaissance. Ni le Karma (action) ni la Bhakti (dévotion envers une entité) ni l’Upāsana (méditation active) ne mènent à la Libération.
L’idée de libération n'est pertinente que dans une mentalité de servitude. Celui qui pense ne pas être libéré est un esclave, esclave de sa propre croyance. Par conséquent, il croit également qu’un élément extérieur, une illusion, un magicien, un faiseur de miracles (Maya) pourrait le délivrer.
En vérité, la libération est une illusion tout comme la non-libération aussi est une illusion. Le Soi ne peut ni se libérer ou être libéré, tout comme l’inverse. La Conscience est intrinsèquement Libre.
Soi, Conscience, Liberté, Paix, Justice, Amour, Joie, etc. … ne font qu’UN !
La Conscience Pure est le Coeur de tout être humain, de chaque forme de vie, de chaque chose.
Chaque être, chaque chose, est essentiellement Soi-Même. Lorsqu’un sage authentique déclare qu'il est 'Conscience' ou 'Soi', il n’évoque pas une perception limitée et limitante, mais fait référence à son Être Réel, son Cœur, qui est Pure Conscience. Les Sages authentiques ne confondent pas ce qui est perçu par les sens ou l’esprit et ce qui est vraiment Réel.
La connaissance 'libératrice', la 'libération', ne découlent pas d'une idéologie ou d'un acte, qu’il soit volontaire ou non. Ce n'est pas la découverte de quelque chose d'inconnu ou de nouveau. C'est l'intuition, la révélation, la certitude ultime de ce qui Est et ne peut jamais cesser d'Être, de ce qui Est vraiment.
C'est la Certitude pour ‘l’atman’ humain (ego) d'être vraiment Brahman (Pure Conscience), d’être certain que Tout (le manifesté et le non manifesté) est réellement Brahman.
1 - Je suis Cela, (तत् त्वम् असि) - ou "That Thou Art" (Cela tu es),
2 - Aham Brahmāsmi (अहम् ब्रह्मास्मि) "Je suis Brahman",
3 - Prajnanam Brahma (प्रज्ञानम् ब्रह्म) - "La vraie Connaissance, la Sagesse, est Brahman", ou "Brahman est la Vraie Connaissance"
4 - Ayam Atma Brahma (अयम् आत्मा ब्रह्म) - "Ce Soi est Brahman"
e.b. 🙏💖
Note 1 - [Citation transmise par Prashant Neti que je remercie profondément pour la subtilité, la pertinence et la clarté de ses commentaires, en particulier sur l'Advaita Védanta et Sankara.]